Alors que nous commémorons le centenaire de la Première Guerre mondiale, des comparaisons inquiétantes viennent à l’esprit : une crise locale (l’attentat de Sarajevo en 1914, l’annexion de la Crimée par la Russie aujourd’hui), une escalade de la confrontation, puis une catastrophe générale.
Nous ne sommes évidemment pas à la veille d’un cataclysme comparable à celui de 1914. Pourtant, si l’actuel enchaînement des coups de force et des réactions improvisées continuait, on pourrait glisser, sans l’avoir voulu, vers une guerre économique et un retour de la confrontation entre l’Occident et la Russie dont aucun des camps ne sortirait indemne. Des risques d’incidents armés entre Russes et Ukrainiens ne seraient plus à exclure. L’Europe devrait faire face aux graves conséquences pour elle-même d’une campagne de sanctions économiques où elle se serait laissé entraîner. Sur tous les théâtres de crise, de la Syrie à l’Iran, les Occidentaux trouveraient en face d’eux, une Russie acharnée à les contrer. Les espoirs de construction d’une sécurité commune et de désarmement, en particulier nucléaire, seraient réduits à néant pour de nombreuses années.
Comment sortir de cet engrenage?
Il faut d’abord reconnaître les maladresses et les erreurs commises.
Du côté de la Russie, elles sont évidentes : pression massive pour forcer l’Ukraine à adhérer à son projet d’union douanière et économique eurasiatique ; utilisation politique de l’arme du gaz ; développement brutal d’une présence militaire en Crimée.
Mais du côté occidental et plus particulièrement européen, aucun dialogue n’a été noué avec la Russie pour tenir compte de certaines préoccupations légitimes. Pourquoi avoir voulu obliger l’Ukraine à choisir entre l’Union européenne et la Russie, alors que ce pays a pour vocation d’être un pont entre ces deux pôles ? Pourquoi ne pas avoir tenu compte du mécontentement des régions russophones d’Ukraine devant une politique trop centraliste et intolérante quant à l’usage des langues ? Pourquoi ne pas reconnaître que le gouvernement intérimaire, qui représente pour le moment quasi exclusivement l’Ouest de l’Ukraine, souffre d’un déficit de légitimité tant que des élections libres n’ont pas eu lieu ? Il ne peut donc être considéré que comme ce qu’il est : un gouvernement provisoire.
La riposte russe consistant à s’emparer de la Crimée par la force et à maintenir une présence militaire inquiétante aux frontières de l’Ukraine est inexcusable, mais on peut regretter qu’elle ait été favorisée par les erreurs européennes et occidentales.
La Russie est-elle un partenaire, un rival ou un adversaire?
C’est le fond de la question pour nous, Européens. Considérer la Russie comme un adversaire nous replongerait dans une situation d’affrontement. Des confrontations militaires indirectes seraient inévitables, comme à l’époque de la Guerre froide, mais dans un contexte plus instable et donc plus dangereux. Si nous considérons la Russie comme un simple rival, des accords ponctuels sont concevables, mais sans entente durable et stratégique. Il ne peut alors plus être question d’action commune pour faire face aux grands défis de la planète : renforcement de l’ONU, lutte contre la prolifération et désarmement, développement, climat.
Ce qu’il faut donc souhaiter, c’est la restauration d’une relation de partenariat entre la Russie et l’Europe et, plus largement entre la Russie et l’Occident.
Quel partenariat?
Une telle relation nécessite un accord entre l’Union européenne, les États-Unis, l’Ukraine et la Russie sur quatre points :
1. Des élections rapides et incontestables doivent être organisées, sous contrôle international. Ceci implique que la Russie cesse ses menaces et que le gouvernement de Kiev n’entreprenne aucune action susceptible d’affecter la sincérité du scrutin (interdiction de partis, arrestation d’opposants, maintien de milices armées par exemple). Au cours de cette période de transition vers une situation juridique stable, le gouvernement ukrainien intérimaire doit veiller à empêcher tout incident ou provocation. Il en va naturellement de même pour la Russie. Les Européens doivent par ailleurs se garder d’encourager ceux qui veulent la victoire totale et sans compromis d’une Ukraine sur l’autre.
2. Les élections ne devraient pas seulement conduire à la désignation d’un président mais aussi d’une assemblée constituante. Il est en effet indispensable qu’une nouvelle constitution soit adoptée, afin de garantir les droits des russophones et autres minorités et d’organiser la décentralisation du pays.
3. Du point de vue géostratégique, le futur accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne devrait tenir compte des intérêts économiques légitimes de la Russie. De plus, une entente de toutes les puissances concernées devrait exclure l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.
4. Pour ce qui concerne la Crimée, il n’est pas question de reconnaître le coup de force russe. Dans un premier temps, Russes et Occidentaux ne peuvent donc que constater leur désaccord. Quand les passions seront retombées, il faudra faire appel à l’inventivité des diplomates pour vérifier quel est véritablement le souhait de la population de la Crimée (le statut de la péninsule ne peut pas se décider sans elle) et pour maintenir un lien juridique à définir entre la Crimée et l’Ukraine.
Un accord sur ces points permettrait d’interrompre l’escalade des tensions. Les Occidentaux pourraient alors mettre un terme à leurs sanctions et l’ensemble de la communauté internationale, Russie comprise, pourrait s’atteler à la tâche prioritaire pour l’Ukraine : réussir son sauvetage économique et financier. Parallèlement, l’Union européenne aura la lourde responsabilité d’appuyer l’Ukraine dans l’indispensable réforme de sa gouvernance, mais dans un climat de dialogue et non de confrontation avec la Russie.
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